L'art de l’incipit : les premières phrases qui envoient du bois

Vous voulez que votre texte commence avec une formule percutante, qui encapsule votre ton et annonce la couleur de votre histoire.

Bonne idée ! Mais si vous cherchez à vous inspirer des premières lignes marquantes de romans connus, vous allez trouver sur le net 50 sources qui reprennent toujours les mêmes tartes à la crème de l’incipit : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » et « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » N’en déplaise à Proust, Aragon et aux afficionados de la littérature ultra classique, ces introductions sont loin de m’avoir fait tomber de ma chaise.

S’il est vrai que chaque première phrase d’une oeuvre ne doit pas nécessairement pouvoir être gravée sur un mug ou floquée sur un t-shirt, voici une mini compilation d’incipits pas très célèbres, mais qui selon moi, méritent un coup de projecteur :


« J’avais douze ans la première fois que j’ai marché sur l’eau. »

Mr. Vertigo, Paul Auster

Sans même rien connaître de l’histoire de ce conte initiatique assez déroutant, à la magie éclatante et pourtant bien ancré dans la réalité de l’Amérique du début du vingtième siècle, on est happé par la première ligne. L’auteur nous entraîne sans sommation dans l’univers du narrateur, à qui on aura par ailleurs bien du mal à ne pas s’attacher. Ce qui m’impacte : j’adore ce genre de kidnapping de lecture. En une douzaine de mots, j’y suis. Je n’ai pas le choix d’y croire ou non, je dois y aller tête la première. D’ailleurs, si on décortique un peu la technicité de la phrase, l’absurdité de la marche sur l’eau est diluée car précédée de la mention ‘la première fois que’. Les lecteur·ices sont donc mis·es devant le fait accompli : “vous arrivez trop tard pour vous émerveiller, c’est déjà arrivé plusieurs fois, donc sautez dans le train en marche et laissez-vous porter”. Pas la peine de douter, de se demander si ? Je vais vous raconter comment et pourquoi.

Épatant.


« Cette semaine-là, à quelques jours d’intervalle, mon meilleur ami d'enfance s’est suicidé, Lisa m’a quitté et on annonçait qu’une météorite allait frôler la terre à une distance suffisamment proche pour que l’on s’en inquiète. »

Samouraï, Fabrice Caro

Alors là, on arrive en plein dans la crise. Et ça me parle : c’est fidèle au style désarmant de Fabcaro, un mix d’absurde poussé à l’extrême, une irrévérence sombre et une appétence pour le décalage existentiel. Un vrai numéro d'équilibriste doux-amer qui ne pouvait commencer que par ce genre de tirade. Ce qui m’impacte : on a ici le triangle le plus simple et le plus parlant du malheur : la mort, la rupture et la fin du monde. Rien que ça. Ce qui fonctionne bien dans un incipit de ce genre, c’est que le narrateur est déjà acculé, au bout du rouleau, drôlement empêtré dans la vie, et les lecteur·ices n’ont plus qu’à se baisser pour le ramasser à la petite cuillère.


« La pire soirée de ma vie ? La première (et dernière) fois que je suis sorti avec Angela O’Bannon? J’explique. »

Mon père est un parrain, Gordon Korman

Je m’imagine cette introduction lue par le Brad Pitt d’Ocean’s Eleven ou de Fight Club, à la manière d’un “laissez-moi vous raconter ce qui m’a foutu dans ce bourbier”. On sent le narrateur goguenard, complice, prêt à nous raconter une aventure piquante - ici, le détachement du narrateur, assez typique de la littérature jeunesse/ado, donne le ton au début du récit. Ce qui m’impacte : on nous embarque, c’est explicite, on sait que ça va mal se passer, mais qu’est-ce qu’on a hâte.


« Il régnait une clarté d’hiver dans son âme, un jour silencieux et sans ombre comme après une chute de neige. »

Hanna et ses filles, Marianne Fredriksson

Une toute autre ambiance pour cet incipit qui m’a fait faire une pause après juste 20 mots. Le genre de pause où on referme le livre, en gardant juste un doigt sur la page, pour contempler l’abîme face à nous. Je vous mets au défi de trouver une métaphore plus brillante, plus terrassante de la perte de mémoire que celle que fait Fredriksson à la première page de son roman. Ce qui m’impacte : dans cette histoire intergénérationnelle tissée des parcours des femmes d’une famille suédoise, les choses sont parfois dites à demi-mot, mais avec une grande clarté, à l’image de ce début d’une délicatesse folle.


« J'espère que ce livre ne sera jamais lu. »

Feux, Marguerite Yourcenar

Note inaugurale inattendue, l’incipit de Yourcenar bouscule, à l’image de son œuvre. Ouvrant une série de nouvelles et de poésies en prose, cette phrase est sûrement le préambule le plus anti climatique qui soit, d’autant plus qu’il n’est suivi d’aucune trace d’explication. Ce qui m’impacte : impossible à prendre au pied de la lettre, cet incipit remue car il en appelle à la douleur d’écrire des choses lues.

Anxiété maximale.

Astuce d’écriture pour rédiger son incipit

Écrivez toujours l’introduction à la fin de votre rédaction.” Voilà ce que j’ai entendu mille et une fois pendant mes années de prépa littéraire. Si ce conseil peut sembler prendre le contresens de tous nos instincts primaires, commencer par la fin et finir par le début a du bon : en déterminant rapidement l’aboutissement de son récit, la fin des arcs de ses personnages, l’objectif, le ton et les éléments généraux de son histoire, le process d’écriture peut être grandement clarifié ; à l’instar d’une feuille de route, le plan est tracé, et rien ne nous empêche par ailleurs de faire des détours en cours de voyage ! Pas de stress donc, cette technique n’enlève rien au naturel de l’histoire. Bien au contraire. De l’autre côté, finir par le début permet d’avoir déjà envisagé où on veut amener le lecteur, et de pouvoir se consacrer à paver la route vers son histoire.

Le début de votre texte doit

Informer (sur le contexte)

Intriguer (donner envie)

Annoncer (le ton)

Vous avez alors le choix entre plusieurs dynamiques : l’incipit statique qui se focalise sur l’information et retarde la dramatisation ; l’incipit dynamique qui dramatise de façon immédiate sans prendre le lecteur par la main ; l’incipit progressif qui sature l’information et dont la dramatisation est immédiate, et l’incipit suspensif qui ne donne que peu d’informations et retarde la dramatisation. En vous vous y mettant en toute fin de rédaction de votre texte, vous aurez en tête le ton de votre narration et tout le loisir de définir le type d’incipit qui vous ressemble.

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